Depuis que les règles de la démocratie font partie du domaine du savoir, les citoyens peuvent se doter de mandataires de premier rang pour les représenter dans l’exercice de leur pouvoir constituant. Il n’est plus nécessaire de s’adresser aux élus pour fixer les règles du jeu qui leur sont applicables. Nul doute que nous sommes capables désormais de réunir à l’échelle de l’Europe une cinquantaine de Sages pour élaborer la constitution européenne dont le contenu est déjà quasi déterminé.
En commençant par entériner la définition du concept de démocratie, qui ne fait plus guère de doute, l’Union se dotera du premier attribut dont elle a besoin pour accéder au rang d’entité politique : une authentique loi fondamentale. Il ne peut s’agir que des règles de la démocratie qu’elle avait déjà exportées à travers le monde il y a quelques siècles, désormais mieux explicitées1. Il lui faudra ajouter un second attribut minimum pour exister politiquement, la capacité de parler d’une seule voie sur la scène diplomatique. Ce faisant, les Européens, après soixante années de fiançailles, verseront eux-mêmes dans la corbeille de mariage l’acte de naissance de l’Europe politique.
L’Union européenne passera du stade d’entité intergouvernementale au statut d’union d’États fédérés, un saut qualitatifqui mettra fin à trois anomalies sur le plan de la démocratie. Les citoyens, détenteurs théoriques du pouvoir constituant, auront acquis la maîtrise de leurs institutions. Ils définiront eux-mêmes la nature des compétences déléguées au niveau européen. Comme elles évolueront avec le temps, au fur et à mesure que les affaires mondiales prendront plus d’importance, l’Union sera dotée pour leur mise à jour permanente d’une chambre Haute, où siègeront les successeurs des constituants. Disposant d’un droit de veto opposable aux actes contraires aux grands principes, elle exercera aussi un contrôle de constitutionnalité a priori, un frein à l’inflation réglementaire.
Second progrès au regard de la démocratie. Les délégués européens seront directement élus par les citoyens, grâce au bon mode de scrutin, celui qui confère le pouvoir à une authentique majorité. Les eurodéputés ne seront plus des recalés du suffrage universel dans leur pays. Troisième progrès. Élus dans de grandes circonscriptions, ils deviendront des personnalités de stature internationale, porte-parole de près d’un million d’électeurs, si l’assemblée européenne ne dépasse pas cinq cents membres. Désormais sur un pied d’égalité avec les gouvernants nationaux, ils prendront les commandes de l’Union, car les mêmes personnes ne pourront plus représenter et les intérêts nationaux et les intérêts européens, qui ne coïncidant pas forcément.
Ce n’est pas tout. Si le principe fédéral permet aux citoyens de répartir leur souveraineté et de voter à différents échelons (principe « d’immédiateté »), le parti auquel ils adhèrent doit y être représenté. La démocratie ne peut fonctionner que si le système de partis n’est pas le même des deux côtés de la frontière. Le bipartisme rendra les enjeux politiques identiques dans tous les pays de l’Union. Les partis de protestation ou défendant une cause unique devront se fondre dans deux grands partis européens et les deux grandes familles de pensée, dont l’alternance au pouvoir détermine en démocratie la dose optimum d’État dont la société a besoin.
L’espace public européen ne sera plus être réservé aux élus, à leurs collaborateurs, aux lobbies et aux agents européens. Les militants pourront dialoguer avec leurs homologues de l’autre côté de la frontière. Le scrutin européen ne sera plus au service des chefs de faction voulant compter leurs soutiens au niveau national. Mieux encore, une autre valeur ajoutée de la construction européenne se fera jour. En vertu de la hiérarchie des normes, les pays membres seront assujettis eux-mêmes aux règles de la démocratie désormais clairement explicitées. Les États ayant ont pris de libertés avec les grands principes de droit devront se recentrer sur leurs métiers. Des réformes majeures redeviendront possibles dans toute l’Union, ce qui rendra l’Europe alors plus populaire.
Le débat européen n’oppose pas contrairement à l’idée reçue fédéralistes et souverainistes, car tous deux ont besoin du principe fédéral pour débattre au niveau européen. Les désaccords portent sur la répartition des compétences et le degré d’intervention étatique. Les dépenses européennes pourront justifier une fiscalité européenne, susceptible d’être gérée au niveau national comme la fiscalité locale. Les impôts nationaux ne seront pas harmonisés par décision européenne, mais par mimétisme ou persuasion, et sous l’effet de la concurrence entre les États eux-mêmes en quête de compétitivité. Les conflits de compétence seront arbitrés par une juridiction suprême unique, qui produira une jurisprudence portant désormais sur la problématique de la démocratie. L’Union européenne aura alors acquis une pleine légitimité.
- Le premier projet de constitution européenne, une compilation des traités rejetée en 2005 par les Français, était assortie d’une Charte européenne des droits fondamentaux, commandée en 2002 aux bureaux pour combler un vide. Elle accréditait l’idée qu’ils relèvent de l’ordre culturel. Les sociologues y trouveront une anthologie des clichés médiatiques de notre temps. Cf. Jean Baechler, A propos de la Charte européenne des droits fondamentaux, Commentaire, n°104, Hiver 2003-2004. ↩︎