Institut pour la démocratie

Définir la démocratie

Aucun pays n’a jamais trouvé dans son berceau les clés de la démocratie. Le régime naturel à l’homme, apte à convertir les droits de l’homme en droits du citoyen, existe bien. Sa mise en lumière requiert néanmoins un travail de recherche pour en comprendre toute la rationalité. Sans lien avec la Grèce antique, il a émergé sous sa forme moderne en Europe occidentale à l’issue du Moyen Age au terme d’une longue évolution du droit. Aussi perfectionnés que soient devenus les régimes contemporains, ils n’en demeurent pas moins des systèmes empiriques nés d’essais et d’erreurs qui, faute d’avoir pu se référer plus tôt à un modèle théorique, demeurent encore inachevés.

Le modèle démocratique

Deux voies peuvent être empruntées pour définir le concept de démocratie. La première est celle des philosophes politiques, fondée sur le raisonnement logique. La démonstration part d’une évidence première et procède par déductions successives. La méthode n’est pas sans risque, car il est très difficile de raisonner juste à un haut niveau d’abstraction. Si le raisonnement est défectueux, il se propagera d’autant plus vite qu’il aura une connotation démagogique, au risque de déclencher une pandémie idéologique comme nous l’avons vécu au XXe siècle.

La méthode déductive

La possibilité de définir le concept par la raison pure a été démontrée par l’académicien français Jean Baechler. Le raisonnement se résume ainsi. Les hommes sont la seule espèce de la vie animale dont le comportement n’est pas fixé par la nature. Ils doivent donc trouver le moyen de vivre ensemble, malgré leur nature conflictuelle et même grégaire. Ils y parviennent grâce aux deux facultés supérieures dont la nature les a gratifiés : le langage et la raison. Ils renoncent à la violence et confient le monopole de cet usage à une autorité supérieure. L’État exerce son rôle au moyen d’un adjuvant magique, le droit, au sens premier de « ce qui est juste ».

Le mode opératoire de l’État étant la contrainte, il en use seulement si c’est nécessaire. A quoi bon user de la coercition si elle n’a pas lieu d’être ? Les questions d’intérêt commun sont gérées dans la sphère publique, où les décisions sont prises à la majorité, faute de pouvoir faire autrement. Un régime démocratique se reconnaît ainsi, non pas à l’élection des gouvernants – elle existait déjà à Rome – mais à la capacité de dégager une majorité sur la place publique, afin de pouvoir prendre des décisions collectives.

Tel est le rôle du système électoral, le premier outil nécessaire au fonctionnement d’un régime démocratique. Pour obtenir le résultat voulu – sachant qu’en vertu d’une autre loi, mathématique cette fois, seuls deux partis peuvent concourir durablement à la conquête de la majorité des suffrages – il n’existe qu’une solution : le mode de scrutin majoritaire à un tour. Découvert empiriquement, consubstantiel à la démocratie, il génère spontanément deux grandes forces politiques, dont l’alternance au pouvoir déterminera la dose optimum d’État dont la société a besoin – à condition que chaque camp joue son rôle. L’un symbolise l’aspiration aux libertés, l’autre l’aspiration à l’égalité, si elle ne porte pas atteinte aux libertés.

Nous avons alors affaire à des partis modérés car, pour pouvoir l’emporter, il faut conquérir les voix du centre. Les partisans du tout Etat sont écartés du paysage électoral, obligés de se fondre dans le parti de la gauche. Le pouvoir exécutif incombe au chef de la majorité parlementaire, qui sera remplacé s’il s’écarte de la ligne tracée par le résultat des élections. Il en résulte un gouvernement fort, appuyé par une authentique majorité et répondant au qualificatif de démocratique. Il bénéficiera aussi du soutien du chef de l’Etat qui, situé au-dessus des partis, représente l’ensemble de la population et veille au respect des règles du jeu. Ces dernières seront l’émanation du pouvoir constituant, placé également sous le contrôle des citoyens.

La démocratie se définit ainsi comme le régime dans lequel la décision de recourir à la force publique, nécessaire à la régulation de la société par le droit, se prend à la majorité sur le fondement d’arguments valides. Les citoyens demeurent ainsi maîtres de leurs choix pour toutes les affaires qu’ils peuvent gérer par eux-mêmes. Dans la sphère privée, chacun demeure ainsi souverain – c’est la « démocratie directe » en quelques sorte –, tandis que dans sphère publique, les décisions seront prises par des délégués du citoyen.

La méthode inductive

Les règles de la démocratie se découvrent également par la méthode inductive, consistant à tester les hypothèses susceptibles de rendre compte de la réalité. L’observateur induit de faits constatés une généralité. La procédure a été suivie par l’auteur de ces lignes. En charge des études et de la documentation dans le parti du Président de la République, en 1981, il a été témoin d’un évènement inattendu, la victoire à l’élection présidentielle de l’opposition à la majorité parlementaire nouvellement élue. Une fraction significative des électeurs de cette dernière ne s’était pas déplacée aux urnes. Il fallait comprendre l’origine de la maldonne.

La Vème République est le produit de deux innovations principales : l’adoption en 1958 du mode de scrutin majoritaire à deux tours, qui a mis fin à l’instabilité gouvernementale, et l’élection en 1962 du chef de l’État au suffrage universel, venu conforter le Président dans un rôle de chef réel de l’exécutif. Distant du parlement, incité à conduire une politique personnelle, il s’expose au risque d’être désavoué au scrutin présidentiel suivant. Ce qui s’est produit. Le chef vainqueur du camp opposé peut alors prétendre gouverner à son tour et dissoudre l’Assemblée nationale pour renverser la majorité parlementaire. Le régime avait changé de nature.

Au-delà de l’ambiguïté du système, qui désempare les Français, a été mis en lumière le caractère déterminant de deux facteurs, le système électoral et le mode de désignation du chef de l’exécutif. Leur combinaison donnant naissance à quatre types de régime différents, l’expérience française laisse supposer que le premier facteur a un effet bénéfique et que le second est préjudiciable. La thèse établit la supériorité du modèle de Westminster et une gradation de l’efficacité entre ces régimes. La littérature étant muette sur le sujet et le concept de démocratie défini nulle part, l’auteur a été conduit à créer l’Institut pour la démocratie pour combler cette lacune.

Pour valider la loi, il fallait d’abord examiner le cas des pays d’Amérique latine, qui avaient le choix a priori le plus critique. L’auteur réalisa un voyage d’étude sur place. Le choix des institutions se révèle être le produit de l’histoire et de la géographie. Les pays ont adopté à leur indépendance le modèle présidentiel du grand-frère nord-américain ; puis la proportionnelle pour l’élection des députés, en vogue en Europe au tournant du siècle. Il en a résulté le caudillisme. L’assise des présidents étant très fragile, les candidats préféraient alors intégrer l’armée dans le secret espoir de prendre un jour le palais gouvernemental d’assaut pour s’asseoir directement dans le fauteuil présidentiel.

Les enseignements qui ont pu être tirés ont donné lieu à une publication, qui seront corroborés par l’expérience des autres pays1. Moins dramatique, la combinaison proportionnelle/scrutin présidentiel en régime parlementaire, choix cautionné par les chancelleries occidentales après la chute du mur de Berlin dans la plupart des nouveaux régimes, génère des gouvernements faibles. L’image de la démocratie accuse le coup dans toute la région. L’Ukraine en sera l’une des victimes. Si le pays avait disposé d’un vrai régime parlementaire, les pro-russes et les pro-occidentaux, concentrés géographiquement, se seraient divisés sur des lignes intérieures, au lieu de quoi le scrutin présidentiel a eu l’effet malheureusement inverse.

L’Institut pour la démocratie a mis en lumière au bout du compte l’un des secrets les mieux gardés de la science politique. Le système électoral est l’élément le plus important de la constitution, bien qu’il n’y figure pas – ou alors, ce n’est pas le bon. Démocratie ne rime pas avec multipartisme, mais bipolarité2. Les expériences de terrain confirment ce que le raisonnement prédisait. Il existe donc plus avant un conflit d’intérêt entre gouvernés et gouvernants, car les chefs de factions préfèrent le système présidentiel, qui enracine le pouvoir dans la personne, et la proportionnelle, qui garantit leur élection.

Cette discordance est encore plus manifeste quand il s’agit de délimiter le périmètre de l’État, la cause première de l’hypertrophie étatique des démocraties contemporaines. Il fallait attendre que lesdits régimes soient en crise pour que l’on découvre le besoin d’expliciter le modèle démocratique pour remédier à la situation, mais aussi la nécessité d’une véritable chambre Haute pour que les actes constituants n’incombent plus demain aux gouvernants, à la fois juge et partie. Dès lors qu’il est devenu possible de fonder les règles du jeu politiques sur des principes fondamentaux, les citoyens peuvent mandater des délégués de premier rang pour les représenter dans l’exercice de leur pouvoir constituant.

Les démocraties sont en train de démontrer une nouvelle fois leur résilience à toute épreuve. La France doit se saisir de l’occasion unique qui se présente à elle, non seulement pour se sortir elle-même du pétrin, mais aussi pour montrer l’exemple d’un nouveau bond en avant possible sur le plan politique, dans un domaine elle a depuis longtemps prétendu avoir une vocation de pionnière.

G.L.

  1. Cf. Guy Lardeyret, Constitutions et mode de scrutin : les leçons de l’expérienceLes Cahiers de la Démocratie, Paris, n°1, Hiver 1992-1993 ↩︎
  2. Pour en savoir plus sur ce sujet, se reporter à Guy Lardeyret, Réinitialiser la démocratie, Revue politique et parlementaire, Avril-juin 2022. ↩︎